Abus dans l’Eglise : Pour en finir avec le pouvoir sur le corps

Abus dans l’Eglise : Pour en finir avec le pouvoir sur le corps

Dans le cadre d’un Master en théologie de la liturgie et des sacrements à l’Institut Catholique de Paris, j’ai fait un séminaire de recherche que les « Questions actuelles de pastorale liturgique et sacramentelle ». Dans ce séminaire, la question des abus dans l’Eglise a évidemment été abordée.

Voici le texte d’un exposé que j’ai fait dans le cadre de ce séminaire, qui est une note de lecture d’un ouvrage récent, et qui ouvre la porte à des réflexions et des questions.

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Séminaire : Questions actuelles de pastorale sacramentelle

Exposé de Claude NADEAU, 14 mars 2023

“Pour en finir avec le pouvoir sur le corps”

Dans la crise des abus qui secoue l’Eglise, la parole a enfin pu commencer à être libérée, et si la première parole qu’il fallait écouter est bien sûr celle des victimes, il importe aujourd’hui d’écouter également d’autres paroles, pour analyser, tenter de comprendre, aider à guérir, et peut-être, demain, apprendre à prévenir.

Le livre Scandales dans l’Eglise, des théologiens s’engagent, publié aux éditions du Cerf en 2020, donne la parole à une théologienne et quatre théologiens. Parmi eux un liturgiste, Gilles Drouin, dont la contribution est intitulée “Pour en finir avec le pouvoir sur le corps”.

Il a été largement démontré que les abus ne sont ne sont pas une affaire de célibat ni même de sexualité : les abus sont une affaire de pouvoir. Abus… de pouvoir. Le psychologue et essayiste états-unien Claude Steiner écrit d’ailleurs que quelle que soit la nature des abus, la mécanique transactionnelle reste la même.

On a souvent parlé de l’aspect systémique de ces abus, alors essayons de comprendre, d’identifier, au coeur du “système”, les éléments qui peuvent nous aider à aider et nos frères, et l’Eglise.

L’enjeu de l’article de Gilles Drouin est d’interroger sur le temps long la conception même de la figure du prêtre, et la question de son pouvoir sur le corps, corps eucharistique et corps ecclésial.

L’auteur s’appuie sur une hypothèse, celle “qu’il y aurait eu en Occident, à partir du tournant scolastique, canonisé à Trente dans le contexte difficile de la controverse protestante, une montée en puissance de l’association, de plus en plus forte voire exclusive, entre ministère presbytéral et pouvoir sur les espèces donc sur le corps eucharistique. Cet héritage, poursuit-il, marque aujourd’hui encore en profondeur l’inconscient catholique, jusque dans certains textes de Vatican II, malgré un rééquilibrage certain.

Il s’agit ici d’une question de théologie du sacerdoce, et l’auteur l’aborde d’abord du point de vue de la liturgie en s’intéressant au rituel de l’ordination sacerdotale, acte fondateur s’il en est.

Accipite potestatem”, “Recevez le pouvoir”: c’est la formule avec laquelle l’évêque remet le calice et la patène au nouvel ordonné, des mots qui ont si fortement marqué les esprits qu’ils en sont venus à résumer à eux seuls l’ordination. Bien sûr la formule complète est “recevez le pouvoir de” : “Accipite potestatem offere sacrificium Deo, issiasque offere, tam pro vivis quam pro defunctis”.

L’auteur souligne d’ailleurs que toute cette séquence rituelle, qui commence avec le Veni Creator, éclipsait largement la séquence précédente, centrée sur l’imposition des mains et la prière d’ordination. Il est intéressant de noter que la quasi totalité des illustrations d’ordination, du moyen âge au milieu du XXe siècle, représentent le rite de la porrection par l’évêque, et non l’imposition des mains. Dans son article Gilles Drouin examine ce rite en s’attardant à trois époques dans l’histoire de l’Eglise : le tournant scolastique, le Concile de Trente, et le 20e siècle.

Thomas d’Aquin écrit, dans le Supplément de sa Somme, “le sacrement de l’ordre consiste avant tout dans la remise d’un pouvoir”, et Gilles Drouin cite Joseph Lécuyer, qui écrit que la théologie du sacerdoce exprimée ici repose sur la transmission d’un pouvoir “et non premièrement sur celle d’un don de l’Esprit Saint en vue d’un ministère particulier au sein de l’Eglise, comme dans la pensée patristique”.

A partir du cadre “matière – forme – ministre” qui structure la sacramentaire occidentale, et à partir des pratiques liturgiques – nous y reviendrons – se met en place la conception du sacerdoce défini et orienté par le pouvoir suprême, qui transmet aux ordinants le pouvoir de consacrer le pain et le vin. De là, l’ensemble des ordres, majeurs ou mineurs, va devenir comme un parcours à étapes qui habilite progressivement à ce pouvoir de consacrer.

Il y a là sans doute une clé de compréhension sur le fait que pour certaines personnes, seuls les baptisés masculins peuvent être servants d’autel

Le Concile de Trente a réaffirmé solennellement la sacramentalité de l’Ordre, niée par la Réforme, et la nécessité d’un ministère sacerdotal différent du sacerdoce royal. Mais le Concile a somme toute peu abordé le sacrement de l’ordre, contrairement aux autres sacrements. Il faut se tourner vers la littérature spirituelle de l’époque, abondante, pour comprendre que la pratique pastorale fait du prêtre un homme à part, doté d’un pouvoir que l’auteur de notre article qualifie d’exhorbitant.

Il cite Monseigneur Joly de Choin, évêque de Toulon, qui écrivait en 1750 : “l’ordre est un sacrement par lequel un homme baptisé est tiré du rang des laïques (…) en recevant de l’évêque une puissance spirituelle, et la grâce pour exercer dans l’Eglise certaines fonctions particulières qui regardent le sacrifice du corps et du sang de Jesus Christ”.

Pour lui, le pouvoir du prêtre “excède celui des anges et de toutes les créatures” quand il prononce les paroles de la consécration. Un point de vue d’autant plus pertinent que Mgr Joly de Chouin est un témoin précieux de son époque, au cours de laquelle les prélats post-tridentins sont eux-mêmes les promoteurs d’une certaine survalorisation du prêtre, que Mgr Joly de Chouin va jusqu’à qualifier de “médiateur” entre Dieu et les humains.

Gilles Drouin remarque ici qu’il y a une double tension entre d’un côté les textes liturgiques, hérités du premier millénaire, qui révèlent une théologie tridentine “assez sobre” ;  et d’autre part les pratiques liturgiques et la littérature spirituelle, qui accentuent le “pouvoir” du prêtre, qui est présenté comme un homme à part, investi du “redoutable pouvoir de consacrer les espèces” mais aussi de celui de remettre les péchés.

D’un point de vue sociologique, il est utile de se rappeler le rôle considérable qu’occupent les curés dans le monde rural, et pour parler des deux sociétés que je connais, je vous renvoie d’une part à  Georges Minois, avec Le rôle politique des recteurs en basse Bretagne, et d’autre part aux travaux de Louis Rousseau, professeur de religiolgie et d’histoire religieuse à l’Université du Québec à Montréal, sur le pouvoir considérable des prêtres au Québec

C’est Pie XII, influencé par le Mouvement liturgique, qui va tenter de remettre en cohérence la doctrine de l’Eglise avec les usages liturgiques. La Constitution apostolique Sacramentum Ordinis (30 novembre 1947), définit et la forme, et la matière du sacrement de l’ordre, en retenant principalement l’imposition des mains comme geste central, et non plus la porrection du calice et de la patène.

Vatican II ira plus loin, en réformant profondément les rites de l’ordination. La formule Accipite potestatem disparaît ; l’onction des mains, et la remise du calice et de la patène demeurent. Mais la fameuse formule est profondément remaniée : “Recevez l’offrande du peuple saint  pour la présenter à Dieu. Ayez conscience de ce que vous ferez,  imitez dans votre vie ce que vous accomplirez  par ces rites,  et conformez-vous au mystère de la croix du Seigneur

Le geste de la porrection du calice et de la patène est donc porté par une parole qui n’est plus une transmission de pouvoir, mais qui insiste sur le service, et sur l’articulation du ministère sacerdotal avec le sacerdoce de tous les baptisés, “habilités à offrir par les mains du prêtre” selon la formule de SC au numéro 48.

Il est intéressant de noter que la formule qui accompagne l’onction des mains est elle aussi remaniée, complétée par une référence explicite aux tria munera, et spécifiquement au munus sanctificandi : “Que le Seigneur Jésus-Christ, lui que le Père a confirmé dans l’Esprit Saint et rempli de puissance, vous fortifie pour sanctifier le peuple chrétien et pour offrir à Dieu le sacrifice eucharistique”. Notons dans cette formulation que c’est le Christ qui ici est “puissant”.

Il y a donc un déplacement au coeur même du rituel, qui se voit restauré en cohérence avec l’ecclésiologie liturgique conciliaire, mais aussi avec la toute nouvelle constitution Sacramentum ordinis. Comme au temps des apôtres, le rituel culmine désormais avec l’imposition des mains et la prière d’ordination.

Et il y a un marqueur musical, qui confirme ce déplacement, c’est la place du Veni creator –  devenu facultatif mais encore largement pratiqué – qui n’est plus placé au même endroit : il n’introduit plus à l’onction des mains et la la transmission du calice et de la patène, mais il ouvre désormais tout l’ensemble constitué de l’engagement, de la litanie des saints, de l’imposition des mains et de la prière d’ordination. En agissant comme balise de délimitation, le Veni creator, souvent chanté par tout le peuple!, clarifie encore l’intelligence du rituel par l’assemblée tout entière.

Et pourtant, malgré ces changements, et malgré des modifications ultérieures sur la prière d’ordination, notamment dans la réforme du Rituel en 1989, force est de constater que l’image du prêtre associée au pouvoir reste une réalité dans de nombreux esprits.

Dans son article, Gilles Drouin constate qu’à la question “qu’est-ce qu’un prêtre”, il existe une pluralité des théologies en tension à l’intérieur même du texte conciliaire.

 Je l’ai mentionné dans mon exposé “Quelles réponses liturgiques à la demande de bénédiction des couples homosexuels” : la voix de l’Eglise est une voix polyphonique!

Lumen Gentium, vous le savez, est un texte qui part du Peuple de Dieu, et donc du sacerdoce commun ; il parle longuement de l’épiscopat, beaucoup moins des prêtres, envisagés simplement comme coopérateurs “avisés” de l’évêque. Dans un autre texte conciliaire, le décret Presbyterorum Ordinis, les prêtres sont présentés comme “établis (par le Seigneur) au milieu d’eux (les chrétiens) et investis par l’Ordre du pouvoir sacré d’offrir le Sacrifice et de remettre les péchés

Pour autant, les mentalités mettent du temps à changer, et les réformes mettent du temps à être reçues. Ainsi, écrit Gilles Drouin, “50 ans après Lumen Gentium, la représentation couramment admise fait du prêtre l’homme de l’eucharistie, ce qui est vrai et bon, mais avec une compréhension en termes de pouvoir dont la crise des abus a montré, si besoin en était, qu’elle ne pouvait plus être admise comme telle”.

C’est la compréhension même de ce qu’est le prêtre qui doit aujourd’hui être interrogée, et cette question, écrit l’auteur, “ne peut se réduire à ses dimensions juridiques, sociologiques, psychologiques, et moins encore spirituelles”. Il ne suffit pas de spiritualiser la question en affirmant que ministère veut dire service, ça ne suffit pas, et nous le savons.

Gilles Drouin propose donc trois pistes pour essayer d’avancer :

La première s’appuie sur Lumen Gentium, qui nous invite à penser autrement le ministère sacerdotal, qui n’a de sens que pour permettre l’épanouissement du sacerdoce baptismal. Le prêtre ne se situe donc pas sur une ligne ascendante par rapport au baptisé. Le fameux adage de Saint Augustin “Baptisé avec vous, prêtre (ou évêque) pour vous”, est assez connu, mais somme toute assez peu intégré dans la conscience profonde des fidèles et de leurs pasteurs, écrit Gilles Drouin.

Avec cette passion pour l’espace liturgique que nous lui connaissons, l’auteur s’interroge sur une organisation de l’espace calquée sur le monde télévisuel, avec un podium où l’action se déroule et où ne pénètrent que les personnes autorisées, face à une assistance de “spectateurs étrangers et muets” (SC 48). Et dans le monde des médias, on connaît l’autre adage : t’as le micro, t’as le pouvoir. Le pouvoir, on y revient donc toujours…

La seconde piste que propose l’auteur s’appuie elle aussi sur Lumen Gentium : elle invite à réfléchir non seulement sur la collégialité entre évêques, mais aussi sur le partage de la dignité sacerdotale avec le prebyterium tout entier, pour montrer au peuple le lien étroit entre l’évêque et son presbyterium, et le lien entre eux deux et le peuple chrétien.

La troisième piste nous invite à être attentifs à la puissance symbolique des gestes et des images, et à ne pas faire peser sur les épaules du nouvel ordonné une charge symbolique qui serait trop lourde pour tout être humain normalement constitué.

En conclusion de cet exposé, sur un sujet aussi douloureux et brûlant, je voudrais mentionner en lecture complémentaire, d’une part les numéros de La Maison-Dieu consacrés aux ordinations, et d’autre part le récent livre de Philippe Lefebvre, « Comment tuer Jésus« , qui invite à faire un pas de côté en passant par les Ecritures, où nombreux sont les exemples d’abus, de viol de et violence physique.

Frère Philippe est un Dominicain très engagé contre les abus. Son livre se termine par la terrible hypothèse qu’après sa flagellation, Jésus aurait été non seulement moqué par les soldats, mais également abusé. L’auteur, bibliste et professeur à Fribourg, s’appuie sur la double interprétation possible du verbe « se moquer de » dans le texte original. (Mt 27, 31 καὶ ὅτε ἐνέπαιξαν αὐτῷ).

L’article de Gilles Drouin questionne justement le pouvoir sur le corps : le corps du Christ.

Si dans l’esprit d’un Lubac ou d’un Chauvet on reprend conscience de l’Assemblée en tant que vrai corps du Christ, ne serait-il pas intéressant d’envisager un abus comme la profanation du corps du Christ, et partant non seulement comme une atteinte aux moeurs mais plus encore comme une faute équivalente à la profanation d’hosties?

Vu sous cet angle, la sanction canonique n’est plus du tout la même. Il ne suffira plus de déplacer les personnes ou de les changer de diocèse.

Et de là peut-être y aurait-il à réfléchir sur une liturgie de « réparation » inspirée du rituel de la messe de réparation, qui prendrait en compte que dans une profanation, c’est l’ensemble de la communauté qui est affectée.

Un prêtre qui a attenté au corps d’un des membres du corps du Christ peut-il validement célébrer l’eucharistie? Peut-il la présenter à Dieu au nom des baptisés, y compris celui – ceux… celles… – qui ont été profanés, et qui sont des baptisés  “habilités à offrir par les mains du prêtre” (SC 48) ?

Voilà des questions que l’Eglise tout entière, que les ministres ordonnés, et que tous les baptisés, membres de ce corps, de ce corps meurtri, blessé, abusé, membres du vrai corps du Christ, se posent aujourd’hui.

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